3/14/2019 0 Commentaires Des mots, la nuitNouvelle publiée dans la revue Virages, printemps 2016,#75.ll se retourne pour voir si elle est prête. Ils vont sortir dîner. Restés enfermés dans leur chambre d’hôtel toute la journée, blottis dans un cocon chaud et moelleux, ils ont maintenant besoin d’une bouffée d’air frais, désir de réintégrer le monde, peut-être pour se donner les autres dîneurs comme témoins d’un lien qu’ils gardent secret dans leur propre environnement. Ces deux jours à Ottawa tombent bien, ils ne partagent le même lit qu’une ou deux fois par an… Elle est debout, un vêtement à enfiler au bout de son bras droit, tendu dans les airs. Elle se tient, légèrement déhanchée, en demi-pointe du pied gauche, la jambe droite bien ancrée au sol, tout son corps y plombant. Sa peau a gardé, jusqu’en cette fin d’automne, le hâle doré qui lui va si bien. Ses cheveux tombent sur ses épaules, une masse de cheveux sombres, brillants, légèrement ondulés. Il fixe sa taille, cette taille fine qu’il aime palper, même les yeux fermés, surtout les yeux fermés. Il frémit.
Est-elle en train d’enlever un vêtement ou d’en passer un? Le regard de l’homme l’a figée dans sa mémoire. Pour lui, elle ne bouge plus, il a arrêté là son mouvement, l’a capté et le gardera en mémoire. Il y a des instants qu’il tente de prolonger, de figer, ainsi que dans une toile de Hopper : la femme entre ou part, quelqu’un quitte l’espace ou y pénètre, une personne est assise sur le bord d’un lit et va se lever, ou plutôt, elle vient de s’y asseoir. On ne sait s’il s’agit d’un commencement ou d’une fin, d’une introduction ou d’une conclusion… Peut-être seulement des points de suspension… L’incertitude est palpable dans cette immobilité. Le silence, le poids du vide. Il quitte le tableau et revient à lui. Elle a passé une robe. Elle se tient droite, devant lui : – Je suis prête. Elle est toujours prête, partante. Elle s’embarquerait avec lui pour la vie. Les discussions tournent parfois en rond à ce sujet : elle a l’impression de parler à un mur tant il a peur de s’engager. Il n’ose pas s’avancer ou,s’il avance, il recule ensuite, apeuré par les risques à prendre. Puis, il l’imagine, regarde ses photos et replonge, il délaisse la paralysie du couple qu’il forme avec sa conjointe officielle. Sa petite maison d’Outremont ne lui suffit plus. Sa bibliothèque, sa famille, sa passion culinaire, ses amis et voisins… ll a besoin de respirer ailleurs. D’une autre manière. De se sentir vivant. D’aller au-delà des habitudes, de se surprendre, se faire surprendre. Avec elle, le défi est tendre, très tendre malgré les angoisses des lendemains. Elle essaie de comprendre sa situation, mais n’y parvient pas toujours. Et puis, elle s’en fiche : advienne que pourra. « Que veut-il ? Que suis-je pour lui ? » s’interroge-t-elle lorsqu’elle traverse et retraverse la ville en métro, lorsqu’elle prend un long bain ou s’étend au soleil dans un parc. « Où est-il ? Que fait-il ? » se demande-t-elle. Il leur arrive de faire de la télépathie. Ils prennent le combiné du téléphone en même temps pour se rejoindre, ils rient, ils savent bien qu’au-delà de ces instants de soi-disant magie, il y a, bien ancrée en eux, en dehors des questions/réponses répétitives, la certitude qu’ils compteront toujours l’un pour l’autre, malgré toute autre promesse faite à qui que ce soit, Dieu sait quand. Au restaurant où ils se sont rendus, ils parlent beaucoup et dégustent. Lorsqu’elle se lève pour aller aux toilettes, elle se penche lentement vers lui et l’embrasse dans le cou. Il rougit, replace ses cheveux. Il est toujours un peu en alerte. Une connaissance pourrait surgir, un témoin indésirable… S’il semble croire que le secret donne du piment à la vie, elle pense parfois que leur situation est on ne peut plus conventionnelle : un couple établi et une amoureuse en douce. Non, ils ne sont pas toujours d’accord sur la notion de romantisme. * Quelques heures plus tard, ils sont de retour dans le grand lit. Ils s’enlacent, mais ne vont pas faire l’amour, ils l’ont fait tout l’après-midi. Ils vont seulement se lover l’un contre l’autre et faire semblant, pour une nuit, d’être habitués l’un à l’autre. Ils vont s’endormir ensemble, comme un couple ordinaire. Les lumières sont éteintes, on entend le vent siffler dehors, le long des parois de verre de l’hôtel. Puis, il y a les mots qu’elle entend : – C’est toi que j’aime. Elle est interloquée par cette révélation, cet aveu. Émue, bouleversée. Elle reste silencieuse. Paralysée. En fait, elle n’en croit pas ses oreilles, elle a peur de casser une trop précieuse porcelaine. Elle choisit de mimer l’endormie. Car, tout compte fait, peut-être n’a-t-il prononcé ces mots qu’en étant certain qu’elle soit déjà endormie, prévoyant qu’elle ne pourrait les entendre… Cette annonce subite ne lui ressemble pas, il joue avec le feu, il pratique son audace en s’écoutant prononcer des mots qui pourraient changer le cours de leur existence à tous les trois. Puis, alors qu’elle songe depuis un bon moment, une question tombe : et s’il avait espéré qu’elle ne soit pas encore endormie ? S’il désirait vraiment lui passer le message ? Chuchoter dans la nuit étant plus facile que de faire sa déclaration en plein jour. Par contre, il serait privé de l’émotion qui aurait été visible sur son visage à l’audition de ces mots. Une autre option serait qu’il ait prévu, qu’elle ferait semblant de dormir. Elle entendrait les mots et n’y ferait pas allusion, par crainte de ce que ces mots pourraient engendrer, l’ouragan qui s'ensuivrait et dont elle serait tenue responsable.– C’est toi que j’aime. Quel était le ton, les inflexions de la voix ? Au cours de la nuit qu’elle passe en partie éveillée, elle songe aux autres avenues potentielles : et si elle avait tout inventé ? S’il n’avait rien dit et qu'elle s’était imaginée entendre les mots ? Une fois allongée près de lui, elle s'était peut-être véritablement endormie. Était-ce un rêve ? Seulement un rêve ? Elle se mord les lèvres pour ne pas pleurer, elle ne veut pas l’éveiller. Et s'il ne dormait pas non plus, lui ? Et s’il en était à se remémorer l'échappement de cet aveu ? Il l’avait dit, il avait pris son courage à deux mains et s’était lancé, il ne pouvait plus retenir les mots qui retentissaient sans relâche dans sa tête, qu’il se chuchotait dans ses promenades, au volant de sa voiture, à la salle de bain ? Alors, il s’est décidé à parler et,en ce moment-même, il se demande si elle était ou non endormie à l’instant où il a parlé. Si elle avait fait semblant ? Comme lui-même mimait maintenant le sommeil ? Si elle avait choisi de ne pas réagir, pensant qu’il avait peut-être parlé dans son sommeil… Chose qui était déjà arrivée. Elle lui avait avoué, un matin, qu'en la serrant contre lui pendant la nuit, il avait répété le prénom d’une de ses anciennes amoureuses… Enfin, peut-être n’a-t-elle rien entendu du tout et ce serait bien mieux ainsi. Et souhaitait-il qu’elle n’ait rien entendu ? À s’écouter parler, il s’était fait peur, expérimentant combien les choses ne deviennent réelles qu’au moment de leur énonciation. S’entendre prononcer ces quatre mots terrés dans son cerveau, révéler qu’elle comptait davantage que sa conjointe légitime allait semer des espoirs auxquels il ne pourrait pas répondre. Ce n’était pas la netteté de la déclaration qui résoudrait son impossibilité à transformer le cours de sa vie quotidienne. Ou alors, peut-être qu’elle faisait semblant de n’avoir rien entendu parce qu’au fond d’elle-même, elle n’avait pas un réel désir de s’engager avec lui ? Peut-être que ça l’arrangeait de ne pas l’entendre prononcer ces mots. Peut-être ne dormait-elle toujours pas, alors qu’il était tout à ses cogitations… peut-être ne s’était-elle pas du tout endormie. Le voilà qui surveille ses moindres mouvements : il est aux aguets. Comme s’il attendait le moindre signe validant ses doutes… ou le contraire. Elle se retourne dans le lit et tente de se convaincre qu’il a parlé dans son sommeil. La voilà parcourue de frissons : et s’il avait parlé dans son sommeil, s'imaginant chez lui dans son « lit conjugal », en train de faire une déclaration inconscienteà sa femme ? Il se creuse le cerveau. Si elle n’a pas entendu, saisira-t-il une autre occasion de lui faire cet aveu ? Dans un contexte plus clair ? Et pourquoi le lui ferait-il ? Par pur romantisme ? Pour en finir avec son ambivalence ? Pour se mesurer au destin ? Pour prendre un véritable risque, se projeter au-dessus du précipice ? Ou par nostalgie ?Par regret de ne pas l’avoir dit plus tôt à une autre femme, à un autre moment de sa vie, en d’autres circonstances de sa vie ? Pour réparer des silences trop lourds de conséquences ? * Il est sept heures du matin lorsqu’il se réveille en sursaut : il a sa réunion, celle qui l'a mené à Ottawa. Il regarde ses lèvres s’entrouvrir. Il effleure sa cuisse et pose la main sur sa hanche, la gauche, sa préférée à cause de l’os du bassin qui pointe. Il sent son sexe se gonfler, durcir et il l’entend dire : –Est-ce que tu m’aimes ? – Peut-être, répond-il avec un large sourire, à la fois soulagé qu’elle lui demande et embarrassé d’en revenir à la question fatidique. –J’adore quand tu souris,dit-elle. Et elle s’étire dans un rayon de soleil levant. Elle engouffre son visage dans le creux de son épaule, se collant toute entière contre lui.
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