ELISABETH RECURT
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Textes

11/3/2018 1 Commentaire

Notes infinies

Estuaire, no. 66

Amélie : 77, place du Commerce / éteindre la lumière / chercher mon carnet d’adresses
Andrée : 33 bis, boulevard de Magenta / refaire mon pansement / aller voter au salon
Anne-Marie : 6, place Beausoleil / relire la lettre de Jean / où sont mes sandales ?
Benoît : 412, chemin des Tourelles / souligner les incohérences de ce texte / boire
Charlotte : 4214, rue Bellerive / me plaindre à l’Office québécois de la langue française / aller marcher
Claire et Charles : 87, quai du Maréchal Foch / étirer mes jambes / comment m’habiller ?
Françoise : 27, rue de Dijon / parler à l’infirmier de garde / écrire la carte d’anniversaire
Hubert : 56, rue de Tourny / acheter une carte routière d’Italie du Nord / quand part-elle ?
Noter 
Maurice : 3, rue de Cursol / téléphoner à La Baie / pas d’accord avec la nouvelle loi !
Marie-Hélène : 6272, rue Lajeunesse / rendez-vous chez le coiffeur / ne pas pleurer devant eux
Marie-Jeanne : 260, chemin Gomin / lire Compostelle / a-t-elle de bonnes chaussures ?
Marie-Louise : 377, boulevard de Courcelles / laver mes bas collants / appeler Zab
Marie-Louise et Antoine : 1000, Brock Avenue / faire une infusion / Radio-Canada
Mark : 67, South Drive / commander des partitions / retrouver mes lunettes
Michel : 12307, boulevard Henri-Julien / ranger mes papiers / chercher l’atlas
Pierre-Henri : 33, rue Victor-Hugo / pince à épiler / prendre du soleil sur la terrasse
René : 578, avenue Principale / découper l’article sur Obama / retrouver ma brosse
Yolande : 921, rue Calixa-Lavallée / ne pas oublier mon Coumadin / marcher devant la maison
Yvonne : 22, cours Clemenceau / acheter du lait / ne rien dire à Jacqueline

Punaiser
 
 
Années quarante
Quarante et un, quarante-deux, quarante-trois
Tu écris, ratures, biffes, arraches du carnet
Ces pages de grisaille subordonnées aux humeurs
Sur le mur de ta chambre, au-dessus du bureau
Mille papiers punaisés / appels / retraçages / manques / souhaits
Tickets de tramway / encrier / patrons de couture recyclés
Tout peut servir pour écrire, gratter, creuser, cicatriser, recoudre
Sirènes / descente à la cave avec les voisins / capter la BBC / écouter de Gaulle
Et au bout du couloir, du tunnel, qui sait, la guerre est finie
Galettes de sarrasin à l’eau, brûlées au fond d’une poêle
Ta grand-mère qui ose un jeûne dangereux : Non, non, je vous assure, je n’ai plus faim
Retour à ton bureau / buvard manquant / aiguise-crayon / poèmes
L’amoureux parti au front / le vide de la boîte aux lettres / ton ventre brûle
Tu attends / reprends ton souffle / fac de lettres : discussions, colères, fous rires
Trop-plein / mots en cascade / court-circuiter le destin, les stratèges du silence
Ta mère répète : Tu n’as pas fini ? / Non tu n’as pas fini
Écrire encore / rapiéçage / détournements de phrases / collages / citations
Volets fermés au milieu du jour / balançoires dysfonctionnelles / où sont les enfants ?
Assises toutes deux sur un banc, dans un parc d’Outremont, la boîte sur tes genoux
Je croyaisdis-tu qu’il n’y aurait pas de fin à cet enfermement, cette parenthèse
Et pourtant vous êtes sorties comme des folles, riant, sautant de joie, ta mère et toi
Avalanche de corps dansants dans les cages d’escalier
C’était terminé / la vie allait reprendre son cours
Les papiers sur le mur en étaient à leur quatrième épaisseur
Tu les as détachés, rangés, enfouis / l’amoureux / Gide / déclinaison latine 
Chansons / dans une boîte à couture

Tracer
 
 
Devant la cheminée 1935 Bordeaux un cahier sur les genoux
Puis à New York dans les années soixante dans un carnet au MoMA
Et entre ces deux moments combien de pages feuilles volantes 
Agendas carnets d’adresses rompus aux souffrances de l’encre
Abîmés balafrés caressés par les pointes et les billes de tout acabit
Taches de café de vin de myrtilles de thé
Taches de vie qui coulent s’éparpillent se figent
Devant la fenêtre grande ouverte à la campagne sur les coteaux girondins
En 1928 bien attablée habillée du tablier à carreaux
La maîtresse : Faites des pleins plus réguliers mademoiselle
Majuscules cursives minuscules bien rondes
Dictée calcul problèmes vocabulaire remise de prix
Tu as si bien fait on t’offre un bouquet tu le laisses tomber au sol
Meilleure écriture sur les vingt-deux élèves de la classe ta mère dressée sur sa chaise
Dans ton lit recroquevillée, persiennes fermées 1940
Jours nuits décennies maladies
Combien de griffures de blocs-notes perdus puis retrouvés
Peines d’amour émerveillements notes de travail inquiétudes comptes rabougris écornés
Traces de déchirure d’attente d’espoir de questionnements projets avortés pertes bémols
Sur les routes de forêt entre le New Hampshire et le Maine dans les années soixante très tôt le matin quand l’homme et les enfants dorment encore 
Dans la bibliothèque de l’Université Laval la Cinémathèque québécoise
Petits papiers remplis à ras bord étouffés circonscris empêtrés chiffonnés repliés dépliés aplanis serviettes de table imbibées d’encre et doigts noircis
Sheaffer bleu marine Parker violet Bic rouge Pilot vert
Épars des signes parfois illisibles qui racontent le quotidien l’extraordinaire, l’étonnement la déception le fugitif l’ordinaire le passager
Tu écris, tu écris jusqu’à ce que ta main ne puisse plus tracer 
Jusqu’à ta mort
Dans ton fauteuil Ikea devant TV5MONDE Radio-Canada ICI ARTV
Tu notes : Obama la grève étudiante le lilas en fleurs le rendez-vous médical
La recette de cuisine la date anniversaire du petit-enfant l’heure de ma visite
La météo de demain la citation de Montaigne le dosage des pilules
Tu notes mon nom, mon nom et encore mon nom

Raconter 
 
 
Soixante-deux et un Kodak rutilant
Par dizaines les photos noir et blanc carrées dentelées racontent cette nouvelle lumière
Des enveloppes par avion bombées boursouflées prêtes à exploser tapissées de timbres royaux
Des mots, des mots et encore des mots
Tenter de raconter tout ce qui surgit depuis l’arrivée au port
Tout ce que « les autres » ne soupçonnent pas ne verront peut-être jamais
Tu engloutis des blocs-notes, des cahiers à spirale des kits de papier à lettres du papier pelure c’est le plus léger
Oui la lumière : décrire cette nouvelle lumière, sa blancheur, son évanescence
Dans tes bottillons de fourrure tu escalades les trottoirs phosphorescents
Cacher ta figure de gros foulards de laine les sourcils gelés 
Brise-glace sur le fleuve souffle coupé noter raconter aux autres
Malles et valises de bois, métal, cuir et tissu
Au fond du couloir colonne de souvenirs éventrés
Immense carte géographique tapissant le hall d’entrée : apprendre le pays
Celui qui a eu la grâce d’ouvrir grand les bras à l’aventurière que tu es
Terre de chaleur malgré les bourrasques
Le transistor sur la table en Formica carnet de notes : dates noms repères
Quarante-huit heures de peur au ventre pas davantage
Les voisins nouvelles connaissances nouveaux mets à goûter 
Cinq mille kilomètres entre toi et ta terre 
Plus de racines plus rien sinon demain 
Marcher s’arrêter pour noter
Dans la salle à manger de ta maison de retraite tu sors une photo
Sur ton bureau dans ta chambre en soixante-deux : 
Des cahiers des carnets des tas de feuilles une pile de cartes postales
Un petit visage dans la porte entrebâillée : c’est moi ton enfant
L’enfant des crayonsdiras-tu très tôt 
À la papeterie, tu me laisses signer
Vous mettrez ça sur le compte de ma mère
Et je pars avec mon sac de crayons
J’ai appris moi aussi mes notes
Ont pour forme des images

Classifier
 
 
Il y a toutes ces enveloppes brunes découvertes après ton départ
Une caisse pleine de repères strictement personnels et indéchiffrables pour « les autres »
Sur chaque enveloppe, un nom : un nom d’auteur ou d’artiste
Mauriac : et dans l’enveloppe oui bien sûr des articles de presse sur l’auteur des imprimés retraçant son œuvre des citations des dates de vinification des photos de ceps de vigne une maison de campagne photographiée à la pénombre un arbre généalogique des étiquettes de bouteilles des dessins d’arbres une photo de toi marchant cours Pasteur des livres plein les bras
Lurçat : une photo de l’Expo 67 des échantillons de tissu un article sur la tapisserie de Bayeux une serviette de table brodée une page de revue sur les coquillages ton père photographié sur le bassin d’Arcachon une liste de plantes rares
Molière : un billet de train aller-retour Bordeaux-Paris des années cinquante des photos de kermesses une couverture de « Petit Classique » avec le portrait de l’auteur une recette de macarons des gravures représentant des chaussures d’homme très fines une publicité de parfum sur papier glacé
Maillol : une carte postale de New York pas écrite nous tes trois enfants sur la Cinquième Avenue un article du Figarosur le jardin des Tuileries un napperon de restaurant froissé et presque illisible sinon pour les mots « jardin » et « bistro »
Gérard Philipe : des photos de bord de mer aux couleurs délavées la critique d’un livre d’Anne Philipe un morceau de satin cramoisi auquel pendouillent deux boutons dorés un autographe sur un billet de banque ne contenant ni G ni P la lettre d’une amie pensionnaire en Dordogne
Fred Astaire : un reçu d’abonnement au Français un théâtre de Bordeaux une serviette de table imprégnée de cire rouge une broche désargentée une étiquette de laque un fragment de journal jauni sur lequel on peut lire la météo dans plusieurs villes d’Europe certainement l’hiver entre deux et dix Celsius
Yves Montand : une liste de films documentaires politiques une photo du Pont-Neuf une pochette de soie pour homme une publicité de Peugeot une reproduction d’aquarelle représentant un boisé une liste d’adresses de bibliothèques parisiennes
Sur la caisse un carton collé sur lequel tu as inscrit : « précieux »

Déménager
 
 
Quatre-vingt-dix ans et je t’annonce : Il va falloir que je te déménage
Cataclysme, tu regardes autour de toi : tes collections de classiques, journaux remontant à plus d’un siècle, revues littéraires en ordre chronologique, bérets, tasses, foulards, photos, dictionnaires, assiettes, boutons, pinces à cheveux, bouteilles d’eau de Cologne
Cataclysme, tu as empaqueté, remballé tant de fois ces objets d’ici et d’ailleurs, encaissés, égarés, retrouvés, cherchés, attendus, envoyés, tu les as chéris, oubliés, en a retracé l’existence, tu les as postés, reçus en cadeau, tu t’en es délestée, pour mieux les rapatrier
Cataclysme : te voilà encore une fois immigrante, ignorante de l’avenir, revenue à la case départ, tu en as la nausée comme sur le transatlantique qui t’a emportée jusqu’ici il y a si longtemps, tu n’as aucune envie de mettre un pied devant l’autre, de ranger, de trier, de choisir
Je t’aiderai, je t’accompagnerai. Mais, comme toutes ces intentions sont prétentieuses, / je ne pèse pas ton naufrage certain et lent / comme tout cela est absurde, une vie si riche, si mouvementée pour finir là, dans un établissement presque neuf, sans trace, sans histoire, sans lien aucun avec ce qu’on a été, béton, verre, acier, contreplaqué, comme tout cela ne fait que clore une répétition en accablant chacun d’un non-sens
Cataclysme, ce tout dernier déménagement car, entre toi et moi, on le sait bien que c’est le dernier 
Les papiers, les notes…

 
1 Commentaire
Jocely
7/2/2022 03:49:41 am

J’ai vous ai un peu rencontrées à travers tes mots. Je t’ai imaginée enfant vive comme une étincelle, aimée, rieuse.
Ma mère a 92 ans. Je vais laisser mes sœurs cadettes faire le tri dans ses souvenirs et commenter entre la larme à l’œil et la rigolade les photos, les écrits, les prières, les vêtements dépouillés…. Je suis partie tôt du nid familial, j’ai vais le goût de découvrir le monde bien qu’un peu mal préparée à le faire. Faudra bien que je me penche sur mon parcours un de ces quatres. Tu me donnes le goût de jouer avec les mots.
Merci pour ce beau texte.

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