3/15/2019 1 Commentaire Post-scriptumNouvelle parue dans Brèves littéraires, 2013, #86Ça n’avait jamais été facile, le matin. Les premières heures ne donnaient strictement rien. Mes pensées allaient de-ci de-là. Ça me prenait toujours deux cafés, des plaintes sur la texture du papier, la pauvreté de mes outils... Puis le déclic avait lieu. Séduite par un pastel outremer, une poussière de ciel. Il me fallait assombrir un ton, réchauffer un ocre... je me laissais emporter, doucement. J’arrêterais quand je serais épuisée. C’était en mars que j’avais reçu la bourse pour une résidence de trois mois dans l’Ouest, dans un atelier en pleine montagne... loin de celui, exigu, du boulevard Saint-Laurent. Dans le formulaire à remplir, je n’avais pas traîné sur le paragraphe qui stipulait qu’aucun enfant n’était admis sur le « campus ».
Cinq jours avant le départ, quelques scrupules m’avaient fait téléphoner. Oui, j’arriverais dans moins d’une semaine, nous arriverions, c’est-à-dire, oui, moi et ma fille, j’avais oublié de vous le dire ? Oui, j’ai une fille, elle est toute petite (comme si son jeune âge minimisait l’effet inconvenant de sa venue...), elle ne causerait aucun problème, elle était habituée à voyager... On ne pourrait pas loger avec les autres. ll me faudrait louer quelque chose à l’extérieur. Après maintes communications, j’avais trouvé une gardienne et un deux pièces dans la ville voisine, touristique. Et voilà, nous étions installées et je ne me privais pas d’emmener discrètement Alice à l’atelier de temps à autre. Pendant qu’elle faisait boire du café à ses poupées et dessinait dans mes cahiers en fredonnant interminablement les deux mêmes chansons, je raturais, hachurais, esquissais, estompais, effaçais, retraçais... Certains jours, je laissais ma fille recouvrir son Pinocchio d’argile puis le nettoyer à grande eau, laissant couler un ruisseau derrière elle... les autres occupants du bâtiment de bois et de verre ne lui prêtaient guère attention, tout occupés qu’ils étaient à « vivre leur vie », entre la création et les relations de tout ordre. Les boursiers étaient ici pour rattraper le temps perdu. Perdu à gagner leur vie, perdu dans la routine d’une morne relation amoureuse. Invariablement, Jim et Burt commençaient à travailler à quatre heures de l’après-midi, après une randonnée et quelques bières, tandis que Nathan et Chloé s’activaient sans relâche à organiser des performances musicales. Je vivais en marge de leur agitation, j’étais économe, je voulais profiter des heures que Banff m’offrait. Le temps en atelier se faisait rare les mois où j’enseignais. Je prenais ma revanche sur ma vie montréalaise. Les premiers jours, j’avais été tentée de me laisser happer dans le grand tourbillon des concerts, pièces de théâtre, films, lunchs, 5 à 7, marche à l’aube dans les montagnes et late meetings jusque dans le bain tourbillon. Il y avait toujours quelqu’un pour s’étonner de ma résistance : « Vous n’avez pas assisté au concert? » À dire vrai, je vivais un dilemme qui me faisait, certains soirs, m’endormir sur un triste bilan : je ne tissais aucun véritable lien, je ne profitais pas assez de la vie et je le regretterais. La maternité m’avait-elle changé ? D’où me venait ce désir de plus en plus pressant d’entreprendre ce qu’on appelle « une œuvre » ? Au théâtre ou dans un club de jazz, est-ce que je ne me laissais pas porter par le luxe de ne rien produire, de laisser aller mon imaginaire ? N’était-ce pas là que j’élaborais le mieux, presque inconsciemment, des univers où architectures, structures métalliques, arches et voûtes donnaient naissance à des êtres élancés, mettaient en scène des personnages tendus, des visages burinés? Je voyais les reliefs se développer, des traits se fondre les uns dans les autres. Je sortais du spectacle comme d’un songe, inspirée. Quoi qu’il en soit, vers la fin de mon séjour, frugal de précieux moments de création, je me retrouvais aux prises avec un manque flagrant de modèles. J’avais épuisé la patience de mes connaissances et je voulais terminer ma série de dessins par le portrait d’une vieille personne. Mes recherches n’avaient rien donné. J’étais au bord du découragement. Mes collègues me taquinaient : « Continue à chercher, nous, on va voir un show... » J’en étais à repenser tout mon projet lorsqu’un soir, alors que j’allais quitter l’atelier, j’entendis un pas traînant dans le couloir déserté. Je jetai un coup d’œil. Il y avait là un homme de ménage qui devait être en train de finir son travail. Il avait l’air épuisé, mais à ma vue il hocha la tête gentiment et m’interpella : – Vous n’avez pas fini votre journée ? – À ce que je vois, vous non plus. Je fermai la lumière et quittai mon espace. Il sortit en même temps que moi et, sous la lumière blafarde du porche, je fus saisie par l’intensité de son regard, alors que tous ses traits trahissaient son âge. Il avait une belle chevelure, blanche, souple, dans laquelle ses doigts maigres essayaient de faire de l’ordre. Je m’entendis lui dire : – Vous savez quoi, si vous voulez vous faire un supplément d’argent, je pourrais vous engager comme modèle, je cherche quelqu’un de votre génération, je fais des portraits, je vous donnerais dix dollars de l’heure. – Et qu’est-ce que j’aurais à faire ? – Rien, rester assis dans la même position. C’est un peu dur quand on n’a pas l’habitude, mais on prendrait des pauses. C’est seulement si votre horaire le permet et si ça vous tente. – Sûr que ça me tente : demain deux heures ? Je venais de trouver, in extremis, le parfait vieillard ! Il pourrait peut-être poser trois ou quatre fois ! ♢ À deux heures pile, il entra dans l’atelier. Je l’installai sur un tabouret, j’étais fébrile, fin prête. De temps à autre, il dirigeait son regard vers les dessins terminés, mais il était un bon modèle. Je lui avais expliqué : – Je ne parle pas quand je travaille, ce n’est pas que je ne m’intéresse pas à vous, mais ça me déconcentrerait. – Pas de problème. Ce premier après-midi s’était bien déroulé : quatre heures de travail. Quand je lui donnai l’argent prévu, je me sentis bénie des dieux. Rendez-vous fut pris pour le lendemain, même heure. J’aimais la compagnie de ces personnes humbles, dénuées de tout orgueil. J’étais née à la campagne et j’aimais le silence qui donnait du poids aux mots, l’économie de faux-semblants. ♢ Les traits plus tirés que la veille (« une grosse journée hier », laissa-t-il tomber) mais d’excellente humeur, mon modèle recommença à poser. Au bout d’un certain temps, il demanda : – Est-ce que ça vous dérangerait que je lise ? – Non, vous lisez? Je m’aperçus que ses lèvres tremblaient : il marmonnait. – Je peux vous en lire un passage? C’est du John Ashbery. Je n’étais pas à un étonnement près... J’avais eu des modèles qui chantaient, d’autres qui s’endormaient... Le jour baissait, je m’excusai, je n’avais simplement pas vu le temps passer. Il défroissa son vieux pantalon. On sortit ensemble. Je le vis partir vers l’arrière du bâtiment. On travaillerait encore trois heures le jour suivant, mais un peu plus tôt. ♢ Je l’attendais depuis une heure déjà quand mon voisin se présenta : – Viens donc prendre un lunch avec moi, pour une fois. Je réalisai que je n’avais ni le nom ni le numéro de téléphone de mon modèle. Il avait dû avoir un contretemps. J’acceptai l’invitation, et en sortant, j’épinglai un mot sur ma porte. Alors que Burt racontait sa rencontre avec un guitariste folk, une grande affiche à l’entrée du lounge surprit mon regard. CHRISTOPH BEHRENS CONFÉRENCE À LA VEILLE DE SA RÉTROSPECTIVE AU MOMA Interloquée, émue, atterrée, sans voix, je serrai le bras de Burt. – Eh! qu’est-ce qui se passe? Tu as une vision? Pendant un instant, oui, je le pensai. Burt repéra l’affiche : – Hey ! c’est lui, le cinéaste, le photographe qui a donné sa conférence avant-hier, tu as raté quelque chose, je te le dis! L’homme que j’avais dévisagé pendant des heures jusque dans les moindres replis de sa peau, des poches sous les yeux au double menton, des tempes aux mèches de cheveux... Sur la photo, il se tenait droit comme un I, des bretelles colorées sur une chemise blanche impeccable. Self portraity était calligraphié. Je renonçai au lunch en bafouillant une quelconque excuse. Je voulais retrouver mon atelier, reprendre mon souffle. Sur la note laissée pour dire que je serais bientôt de retour, tout en bas, en très petit, il y avait écrit : P.S. : I am sorry, I have to go back to NY. Suivaient un numéro de téléphone et une signature : « Chris ».
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